«Madame Marguerite»
par Sylvie Girault
Le souvenir de Madame Marguerite me grignote le ventre. Elle est partie du jour au lendemain. Un matin, trouvant sa chambre vide, j’en sortais à reculons, étonnée, déçue, triste. Tout de suite sa mort m’était tombée dessus, rentrée dedans, par le ventre, tout de suite ça m’avait brûlé les tripes. Sa mort, inévitable et inimaginable pour la jeune fille que j’étais. La veille, elle respirait fort et traçait des cercles sur le sol, comme souvent. Des cercles au bic bleu. Des cercles de plus en plus grands puis de plus en plus petits. Tracer des cercles au sol comme aux murs signifiait que Madame Marguerite essayait encore, voulait communiquer, vivait tant qu’elle pouvait…Madame Marguerite était encerclée par la disparition des signes, des codes intelligibles, encerclée par l’absence de toute cohérence depuis des mois, lorsque je la rencontrai. Madame Marguerite, encerclée par son effacement progressif du monde. La rencontre ressemblait plutôt à une assignation, pour moi stagiaire en service de psychiatrie, mais aussi pour elle, patiente esseulée. C’est qu’on avait tendance à l’oublier, elle faisait si peu de bruit. Je serai sa référente jusqu’à la fin de mon stage. Mon étude de cas offerte en guise de bienvenue m’avait on lancé en me tendant mon badge. Je pensais qu’au moins, elle ne serait plus seule.
On m’avait prévenue, c’était un étage tranquille… Ici, les patients se tenaient bien, ils nous laissaient respirer ; ici, il y en avait moins qu’aux autres étages et tout le monde marchait gentiment dans le couloir, tout le monde co-existait, inaudible, imperceptible, soignants-soignés, tout le monde, feutré.
Je vois encore la chambre de Madame Marguerite, en face du fumoir avec sa porte légèrement jaunie et sa petite vitre trop haute pour que je puisse y regarder. Madame Marguerite portait un nom de famille que la cheffe de service avait estimé trop compliqué à prononcer. Sitôt installée, on avait enfoui ses racines polonaises dans ses valises. Je me souviens que ça m’avait éclaboussé le coeur de voir son seul prénom, écrit en lettres majuscules sur une feuille de papier aux bords déchirés ; feuille scotchée maladroitement sur la porte de sa chambre. Feuille sans même un Madame, qui l’aurait soutenue peut-être…
Mon coeur éclaboussé par une boue insolente et barbare, une fange à caractère banal dans un service psychiatrique, profondément écoeurante pour une novice, une stagiaire naïve et pleine d’idéaux.
J’étais entrée peu avant l’heure du déjeuner dans sa chambre. J’avais cogné la phalange de mon index plusieurs fois contre la porte. J’avais attendu et entendu des geignements. J’étais entrée et l’avait très vite rejointe au pied de son lit, près de la fenêtre. Madame Marguerite portait une chemise de nuit souillée, parsemée d’îles plus ou moins jaunes, ses pieds nus battaient la mesure dans le vide. Ils tremblaient aussi, tout comme ses mains aux longs doigts, presque translucides. Madame Marguerite s’efforçait, s’essoufflait, s’obstinait : elle essayait de ramasser son bic bleu qui avait glissé sous le radiateur. Mon arrivée semblait raviver en elle une urgence, lui offrir un précipice où plonger. Je glissais en direction du bic, mon uniforme informe d’un blanc terne ramassa toute la poussière logée sous le radiateur. Triomphante, je présentai le bic à Madame Marguerite et l’invitai à s’agripper à moi. J’espérai nous voir bientôt assises, elle sur son lit, moi sur un tabouret… j’espérai la préparer doucement à se lever, à se laver, pour aller déjeuner dans la salle à manger. J’espérai. Je découvris son visage brouillé par la peur et la frustration, ses yeux trempés, ses yeux bleus et jaunes. Je me demandai aussitôt si j’avais déjà observé une telle tristesse sur un visage. Non. Jamais. Madame Marguerite répétait des syllabes qui sonnaient comme une incorporation de cubes métalliques les uns dans les autres ou plutôt, une tentative d’incorporation. Ça ressemblait à du jazz. Elle pleurait à présent, toute rétrécie par son incapacité à dire ce qui avait besoin de l’être. Elle serrait le bic dans sa main droite. Je ne pus m’empêcher d’admirer le paysage stellaire sur sa peau. Une peau si fine, si tendre, mouchetée de tâches sombres, traversée de veines bleues, plombée de rouge-noir… une peau voie-lactée.
Madame Marguerite me fixa d’un air menaçant avant de foncer vers le sol. Elle commença à tracer rageusement des cercles au bic. Sa force m’impressionnait autant que celle de la maladie qui lui ôtait la vie insidieusement, goutte de sang à goutte de sang, méticuleusement…ça, je l’ai tout de suite compris. C’était le premier jour de mon premier stage en psychiatrie. Nous avons passé un temps indéfini au sol, elle et moi, avant que je parvienne à la faire se lever puis s’assoir sur le lit. Ses jambes alourdies par des bleus, poilues et nues, étendues sur le couvre-lit de velours beige de l’hôpital, sa chemise de nuit souillée, ses yeux bleus délavés, humides, tout d’elle me bouleversait.
J’ai rencontré Madame Marguerite au début de l’été ; mon stage à son étage a pris fin à l’automne. Elle est morte à l’aube de l’hiver. J’étais encore stagiaire, deux étages plus bas, parmi les cas aigus.
Madame Marguerite ne recevait pas de visite. Son fils unique, trop occupé par le réel de sa propre vie, - c’est ce qui circulait à son sujet -, prenait de ses nouvelles par téléphone tous les vendredis. Après notre réunion, avant le début du week-end, avant l’oubli jusqu’au prochain appel…? Ce qu’on savait de son histoire collait parfaitement à sa tranche d’âge : ses amis et mêmes ses amies, tout le monde était mort. Tout le monde. Madame Marguerite quittait lentement la vie à coup de cris muets, de cris entrechoqués, broyés, de gestes perdus dans l’air opaque et renfermé de sa chambre. Plus personne pour la reconnaître, lui chanter un air à la mode dans sa jeunesse, lui raconter une anecdote… plus personne à part le personnel de l’hôpital psychiatrique.
Son fils avait fourni très peu d’éléments sur la vie de sa mère. Il l’avait fait hospitaliser en urgence après l’avoir découverte dans son salon transformé en oeuvre d’art brut. L’ensemble des surfaces avait été recouvert de cercles et de morceaux de lettres au bic bleu. Madame Marguerite avait retiré tous les tableaux qu’elle avait ensuite recouvert de cercles plus ou moins grands, bleus, de lignes plus ou moins brisées, bleues. Son fils avait décrit aux infirmiers de garde ce jour-là comment il avait tout organisé pour qu’elle soit bien : une aide ménagère, des repas livrés quotidiennement, une liseuse à domicile!!! Selon lui, en une semaine à peine, Madame Marguerite avait tout fichu par terre, tout annulé, tout fait disparaître de son quotidien. Une semaine à peine!
Vous rendez vous compte?!
En lui brossant les cheveux, en lui massant les mains, en arrangeant son lit, je lui partageais mes hypothèses sur son métier. Ses regards pour réponses, invariablement identiques, réfutaient mes idées. Mes hypothèses devenaient des devinettes vouées à rester insolubles. Je me trompais toujours. J’aimais bien me tromper sur sa vie. Ça laissait un champ libre immense pour déployer tous les autres possibles. Madame Marguerite n’avait pas été une artiste, pas une institutrice, pas une secrétaire ni une femme d’affaire… Ses yeux me répondaient en même temps qu’un élan du corps venait appuyer, confirmer mon erreur. Toujours, je prenais le rôle, ma voix devenait sa voix, et sans cesser de la regarder, je lançais entre nous : - Non.
- Ah d’accord! C’était comme un jeu entre nous. Un jeu qui interrompait un moment sa frénésie de traçeuse. Jamais je ne lui demandais si elle avait été femme au foyer, un - oui m’aurait trop peinée. Parfois, mes propositions facilitaient dans son corps l’irruption d’un rire saccadé, aigu, aux accents malicieux. Sentir son rire faire tanguer toute la pièce me procurait une joie enfantine, sauvage.
Pour les traces, les cercles et les plus rares lignes brisées qui donnaient à la chambre une allure de tempête d’encre, c’était normal. Validé en réunion. Puisque c’était son mode d’expression résiduel, on n’allait tout de même pas le lui enlever. Plus tard, on rendrait à la chambre sa conformité, sa ressemblance aux autres chambres de l’étage, du service, plus tard…j’avais trouvé ça fantastique. Puis, terriblement dramatique. Personne ne pouvait traduire, lire, dire quoique ce soit de plausible de ces traces de bic bleu. Personne à part Madame Marguerite.
Je me souviens parfaitement du jour où j’ai rejoint Marguerite dans son univers. Elle avait formé une tornade qui n’en finissait pas de s’épaissir sur le mur le plus grand, le plus large. Il y restait encore un peu d’espace à recouvrir, un peu de vide. J’attrapai mon bic dans la poche de ma blouse et dessinais un grand rectangle. Je repassais plusieurs fois dessus. Je m’appliquais. De tout mon coeur je m’appliquais à tracer les bords d’un cadre, une maison. Puis, je traçais un grand triangle par dessus le rectangle, en guise de toit. Madame Marguerite me regardait faire. Tout du long. Aucune agitation dans sa respiration. Aucune. Après avoir repassé sur les lignes du toit, je rangeais mon bic à sa place, attrapais le fauteuil de Madame Marguerite et l’installais dans notre maison toute neuve. Madame Marguerite s’y pelotonna en prenant tout son temps. Je la rejoignis en m’asseyant par terre, dans notre grande et vaste salon, juste à côté d’elle. Nous nous sommes souri en nous observant à la dérobée, contentes d’être ensemble.
C’est à partir de cette maison commune que notre complicité est née. Le jour où j’ai trouvé son lit abandonné, notre maison tenait encore debout et faisait face au vide.
Elle tombait souvent la nuit, juste après le tour de garde soupçonnait l’infirmière ; le jour, tendue vers une surface à recouvrir, elle perdait l’équilibre. J’avais appris à la faire s’assoir avant de la relever doucement. J’avais musclé mes bras à force et réglé mon souffle au sien lorsqu’elle souffrait trop de ne pas pouvoir dire… Madame Marguerite ingurgitait un nombre de cachets exubérant. Il y en avait pour tout ce dont elle souffrait, m’avait on rétorqué pour balayer en réunion mon air étonné, réprobateur. Pour tout ce dont elle souffrait. Des cachets bleus, jaune, orange et blanc, une boisson épaisse au goût vanille pour la renforcer de l’intérieur. De ce même intérieur qui avalait ses mots avant même qu’ils n’effleurent ses lèvres, cet intérieur où sans doute, des routes ensablées devenaient au fil des jours des culs-de-sac, des rails n’étaient plus tout à fait au bon endroit, des organes désorganisés et des noeuds savamment cachés.
Le souvenir de Madame Marguerite me grignote la panse et révèle mon essence, ma vulnérabilité. Cette vieille dame et moi, dans cette chambre d’hôpital psychiatrique avons passé des heures intimes, indescriptibles. Nous nous entendions si bien dans le chaos de notre petit monde. Lorsque ses yeux se mettaient à briller davantage j’oubliais ma soif, ma fatigue et je dégustais la saveur sucrée de la joie coulant dans ma gorge. Huit semaines ont suffi pour que Madame Marguerite laisse en moi une trace indélébile, une trace d’humanité perpétuelle. Elle m’a donné à sentir ce qui nous élève, ce qui nous réunit.
Le jour où j’ai trouvé sa chambre vide après avoir fui à reculons, je suis revenue sur mes pas. Je me suis assise au sol, le dos au mur. J’ai observé chaque pan, chaque recoin, chaque pli de draps et couverture. J’ai récolté son odeur un peu âcre, j’ai écouté l’écho de ses mille tentatives à me dire quelque chose d’elle, ma mémoire en a fait une musique, une harmonie…et puis je me suis rapprochée de son lit, l’ai arrangé, comme si elle allait encore y dormir…J’ai pris dans le tiroir de sa table de nuit, un set de table en papier tout bleui par ses traits ; je l’ai plié et rangé dans la poche de mon uniforme informe, blanc, terne. Et je suis sortie, et j’ai quitté le service pour me rendre au jardin où j’ai grillé une cigarette.